Il y
a très longtemps, dans la lointaine Chine, une vieille femme vivait sur
un petit bateau amarré sur le fleuve Jaune. Elle s’appelait Li Na, et
elle était calligraphe.
Li
Na avait travaillé toute sa vie pour atteindre la perfection dans son
art. Beaucoup de gens savent écrire. Mais seul un artiste parvient, par
quelques traits sur le papier, à exprimer la vérité d’une chose.
En
ce temps-là, vivait aussi dans la capitale de la Chine un empereur. Il
habitait un palais immense, dont l’entrée était interdite aux gens
ordinaires. Il était très riche, très puissant et très, très cruel. Même
sa femme et ses enfants le craignaient.
Tout
le monde, au contraire, aimait la vieille calligraphe. De toutes parts
on venait admirer ses créations. « Écris-nous le signe de l’amour ! »
lui demandait-on. Ou bien : « Nous voudrions offrir à notre mère un
idéogramme qui lui rende sa gaieté ! » Alors Li Na trempait son pinceau
dans l’encre noire et, avec des gestes élégants, traçait sur le papier
l’idéogramme de l’amour, ou celui de la joie, ou celui du bonheur. Et
tous s’en retournaient heureux et comblés.
Bonheur,
joie, amour, amitié, pardon, tout cela Li Na l’avait ressenti de tout
son être et pouvait l’exprimer dans un idéogramme. Mais parfois, il
fallait à la vieille calligraphe des jours, ou des semaines, pour
atteindre le sens profond d’un signe. Pour traduire la vérité d’une
fleur, Li Na avait dû devenir elle-même une fleur. Éprouver ce que
ressent une fleur lorsque la rosée se dépose sur les feuilles, lorsque
s’ouvre lentement la corolle. Et lorsque, enfin, la fleur fane et perd
ses pétales. Li Na maîtrisait son art à la perfection.
Li
Na avait une élève, San Li, qui vivait avec elle sur le bateau. San Li
savait déjà quel papier convenait le mieux pour tracer un idéogramme.
Elle savait aussi préparer l’encre et avait reçu ses premières leçons de
calligraphie.
Un matin, une grande agitation vint troubler les abords du fleuve Jaune.
L’empereur
approchait de l’endroit où était amarré le bateau de la calligraphe.
Cent guerriers précédaient le palanquin incrusté d’or, cent guerriers le
suivaient, et cent guerriers encore le protégeaient de chaque côté.
L’empereur fit arrêter les porteurs devant le bateau de Li Na. Un serviteur appela la vieille femme :
―
L’empereur t’ordonne de tracer pour lui un idéogramme. Il doit exprimer
la grandeur de son empire, sa richesse infinie et sa puissance
inébranlable !
Li
Na poussa la porte branlante de son bateau et s’avança. Cachée derrière
le montant de la porte, San Li tenta d’apercevoir l’empereur. Mais les
rideaux tissés d’argent du palanquin le protégeaient des regards. Sa
voix était puissante et sonore.
― Combien de temps te faudra-t-il ? demanda-t-il d’un ton impérieux qui fit trembler de peur San Li.
― Il me faudra le temps de comprendre la nature de votre puissance ! répondit la vieille calligraphe d’une voix ferme.
San Li admira le sang-froid de son professeur.
― Qu’un serviteur vienne dans une semaine chercher la calligraphie.
L’empereur
frappa trois fois du pommeau de sa canne la paroi du palanquin, et,
aussitôt, porteurs et guerriers se mirent en mouvement.
Les
habitants, emplis de crainte, s’étaient cachés dans leurs maisons ou
leurs bateaux. L’empereur sortait fort peu souvent de son palais, et
rares étaient ceux qui l’avaient vu de leurs propres yeux. Comme le
palanquin resplendissait ! Comme les guerriers semblaient invincibles !
Ils portaient les armes, sûrs de leur puissance, et le sol tremblait
encore de leurs pas.
Depuis
la visite de l’empereur, la vieille calligraphe était plongée dans un
profond silence. Elle n’avait adressé la parole à personne, pas même à
San Li. Assise sur le pont du bateau, elle réfléchissait. Comment
pouvait-elle mesurer la grandeur de l’empire, elle qui jamais n’avait
pénétré dans le palais impérial ? Comment pouvait-elle imaginer
l’immensité des richesses de l’empereur, elle qui ne possédait rien ?
Comment pouvait-elle comprendre sa puissance, elle qui jamais n’avait
donné d’ordre ?
Lorsque
le soleil se coucha sur le fleuve Jaune, Li Na était toujours assise au
même endroit. Perdue dans ses pensées, elle fixait le fleuve.
Elle
ne réagit pas lorsque San Li apporta un bol de riz et du thé parfumé.
La tête penchée en avant, la vieille calligraphe s’était assoupie, et la
lune faisait briller des reflets d’argent dans ses cheveux.
Une semaine s’écoula, et un serviteur du palais vint réclamer la calligraphie.
Désolée, la vieille dame secoua la tête :
―
Je regrette, mais je ne peux répondre à la commande de l’empereur. Je
n’ai jamais pénétré dans le palais impérial, je ne sais rien des
cérémonies de la cour. Empire et puissance sont pour moi des mots
étrangers. Peux-tu me rapporter un objet du palais ? Quelque chose que
l’empereur touche chaque jour.
Le
serviteur le promit. Une semaine plus tard, il apporta un riche tapis et
un gobelet en or. Comme Li Na n’était pas visible, il les remit à son
élève. Tremblante, San Li prit les précieux objets.
―
Porte-les à ton professeur ! l’exhorta le serviteur de l’empereur. Mais
prends garde de les souiller ou, pis, de les abîmer. L’empereur vous
jetterait aussitôt en prison, toutes les deux !
Incapable d’articuler un mot, San Li hocha la tête.
― Je reviens dans une semaine ! Que la calligraphie soit alors achevée !
De nouveau, une semaine s’écoula, et le serviteur revint trouver la calligraphe.
―
Je ne parviens pas à traduire sur le papier la puissance de l’empereur,
dit la vieille dame d’une voix tremblante. Apporte-moi une épée ou une
autre arme avec laquelle l’empereur fait sentir son pouvoir à ses
ennemis.
― Je vais voir ce que je peux faire ! répondit le serviteur, et il s’éloigna sur son haut cheval.
Quelques jours plus tard, il réapparut avec une lourde épée.
Li
Na était assise, immobile et silencieuse. San Li découpait des feuilles
de papier. Mais point de calligraphie, pas même une esquisse.
― Combien de temps te faut-il encore ? demanda le serviteur.
Comme la vieille dame ne répondait pas, il se tourna vers son élève :
― Quand la calligraphie sera-t-elle terminée ? L’empereur s’impatiente.
San Li haussa les épaules.
― Je ne sais pas, dit-elle timidement.
Le
serviteur laissa s’écouler trois mois avant de reparaître sur la rive du
fleuve Jaune. Cette fois, la vieille calligraphe allait enfin livrer
son travail, pensait-il. Mais il se trompait.
―
Li Na demande qu’on ne la dérange en aucun cas, lui annonça San Li.
Reviens dans un mois, et tu pourras emporter la calligraphie de
l’empereur.
L’homme
fut saisi de peur. Quand l’empereur apprendrait que la calligraphie
n’était pas terminée, il l’en rendrait responsable, à coup sûr.
― Pourquoi cela dure-t-il si longtemps ? demanda-t-il à la fillette.
― Li Na doit d’abord comprendre la puissance de l’empereur avant de prendre le pinceau.
San Li baissa les yeux.
―
La commande de l’empereur exige quelque chose de bien différent de tout
ce que Li Na a peint jusqu’à présent, poursuivit-elle à voix basse.
Le
serviteur hocha la tête pour montrer qu’il comprenait. Mais l’empereur,
lui, comprendrait-il ? L’empereur ne comprit pas. Lorsqu’il vit le
serviteur revenir les mains vides, il le fit jeter aussitôt en prison.
On osait s’opposer à ses ordres ! Eh bien, il irait lui-même trouver la
vieille calligraphe au bord du fleuve. Il irait lui-même chercher ce qui
lui appartenait.
Vêtu
avec magnificence, l’empereur se mit en route avec tout son équipage.
En voyant les soldats s’approcher de la rive, les habitants s’enfuirent
dans leurs embarcations. San Li aussi se cacha, terrorisée, dans la
cuisine, lorsque le palanquin de l’empereur s’arrêta devant le bateau de
la calligraphe. Accompagné de quatre gardes, l’empereur pénétra en
personne dans l’habitation de Li Na.
― Où est la calligraphie que je t’ai ordonné de peindre ?
Li
Na s’approcha. À la main, elle tenait un grand pinceau, d’où gouttait
l’encre. Devant elle, était étendu un rouleau de papier. Sans un mot,
sans un regard à l’empereur, elle se pencha et, en quelques gestes
précis, traça sur le papier le signe de la puissance.
Saisi d’effroi, l’empereur fit un pas en arrière.
Ses
gardes tirèrent leurs épées pour le protéger. Le signe de la puissance
était violent et cruel, menaçant et hostile, dur et glacial. On aurait
dit que toute la pièce était sous son emprise. Les gardes reculèrent en
tremblant. L’empereur lui-même pâlit. Mais il s’efforça de ne pas
montrer qu’il était impressionné.
―
Pourquoi m’as-tu fait attendre des mois pour achever maintenant, en
quelques secondes, la calligraphie ? demanda l’empereur, courroucé.
― Il m’a fallu ce temps avant de comprendre votre puissance, répondit la vieille calligraphe d’une voix douce, mais ferme.
Elle
rangea le pinceau et regarda l’empereur droit dans les yeux. Puis elle
prit son sceau et l’imprima sur le papier de riz, juste à côté de son
œuvre. Des minutes s’écoulèrent dans un grand silence. L’encre sécha. Li
Na fit signe à deux gardes de soulever le rouleau. Sans attendre
l’autorisation de l’empereur, ils firent ce que la vieille femme leur
avait demandé.
L’empereur
comprit alors qu’elle avait percé la nature de sa puissance. Il
s’empressa de rouler le papier de riz, et se fit transporter en son
palais.
Là,
il se retira aussitôt dans ses appartements privés et ordonna que
personne ne le dérange, pas même les ministres, pas même son épouse ni
ses enfants. Il déroula devant lui, sur le sol, la calligraphie de la
vieille Li Na et se mit à la contempler. Il sentit un grand froid
s’insinuer dans son corps. Sa gorge était comme étranglée. C’était cela,
le froid glacé de la peur. La poignée d’acier de la crainte. Le goût
amer de la cruauté. Le pouvoir de la cupidité et de la violence.
Un
silence de mort régnait sur le palais. Après une très longue attente, le
premier garde de l’empereur s’approcha, hésitant, de la porte de
l’appartement privé.
― Sa Majesté ne se sent pas bien ? demanda-t-il timidement.
Comme aucune réponse ne parvenait, le garde ouvrit prudemment la porte.
L’empereur
fixait le sol, à l’endroit où était déroulée la calligraphie de Li Na.
Et l’empereur de Chine pleurait ! Pas de sanglots, pas de gémissements,
nul son ne franchissait ses lèvres. Les larmes roulaient silencieusement
sur son visage.
― Est-ce cela le pouvoir de l’empereur ? Angoisse et peur ? Suis-je vraiment si cruel ? chuchotait-il.
Il aperçut le garde.
D’un mouvement lent, infiniment lent, l’homme hocha la tête.
― Oui, Votre Majesté est cruelle.
Il
avait parlé d’une voix ferme, en regardant l’empereur. L’empereur
détourna les yeux de la calligraphie et fixa, médusé, son serviteur. Il
dressa le poing, menaçant, en direction du garde. Tremblant de colère,
il ouvrit la bouche. Mais il baissa le bras. Sans mot dire, il regarda
le sol et se mit à pleurer.
Sur
le bateau amarré sur le fleuve Jaune, la vieille calligraphe rangeait
son matériel. Papier et pinceau, pierre à encre et sceau, tout retrouva
sa place habituelle. Pour finir, Li Na étendit au sol le précieux tapis
de l’empereur, posa le gobelet sur une étagère et déposa dans un coin
l’épée incrustée de pierres précieuses. Elle souriait.
Le matin, le serviteur du palais était venu encore une fois.
― L’empereur te donne ces objets pour prix de ton travail, avait-il expliqué.
― Tu es allé en prison ? avait demandé San Li, curieuse.
L’homme avait hoché la tête.
―
Sa Majesté a libéré tous ceux qu’elle avait injustement emprisonnés.
Depuis que la calligraphie de Li Na est accrochée dans son palais,
l’empereur est devenu un autre homme.
Lorsque le serviteur fut parti, Li Na appela son élève.
― Petite San Li, dit-elle d’une voix douce, veux-tu apprendre le signe de la vérité ?
La fillette la regarda avec de grands yeux.
― Oh oui, j’aimerais bien l’apprendre ! répondit-elle avec enthousiasme.
Bien excitée, elle regarda la main de Li Na qui, calmement, prenait le grand pinceau.
Andrea Liebers
Li Na et l’Empereur
Toulouse, Milan, 2002