sexta-feira, 19 de abril de 2013

L’enfant qui retrouva le sourire

 



La Gardavie avait été autrefois un pays où il faisait bon vivre. Son climat, sa géographie pittoresque, comme la bonne humeur de ses habitants y avaient attiré, hiver comme été, de nombreux voyageurs de tous pays. On ne sait trop pourquoi – mais la jalousie suscitée par tant de joie de vivre en fut sans doute l’une des raisons – la Gardavie connut en quelques mois les plus grandes catastrophes qu’un pays puisse endurer : les hommes eurent à souffrir des hommes !
Le petit royaume de Gardavie fut tout d’abord pillé et détruit par deux puissances rivales qui se le disputèrent, puis il connut une effroyable guerre civile qui acheva de le ruiner. La haine et la misère ayant accompli leur oeuvre, les habitants furent plongés dans le désespoir. Le souverain avait perdu lui-même sa femme et trois enfants durant les conflits. Il décréta jusqu’à nouvel ordre un deuil national. Mais quel touriste aurait désiré visiter ces villes rasées, ces campagnes dévastées ou ces stations balnéaires détruites ? Qui aurait pu rire ou prendre du bon temps parmi une population de rescapés, désabusés et résignés, qui avait oublié jusqu’à l’idée même du bonheur ?
Or il advint qu’un soir, un garde-côte chargé de surveiller les plages orientales de Gardavie aperçut une ombre inhabituelle au creux d’une dune. Fusil en main, il s’en approcha à pas de loup et ce qu’il découvrit le stupéfia.
Dans le sable, un enfant vêtu de guenilles sombres était allongé dans un trou d’obus. Lentement, en rampant, le garde-côte s’approcha encore et vit avec certitude malgré l’obscurité que l’enfant vivait. Les mains sous la nuque, les genoux à demi repliés, l’enfant éveillé souriait en regardant le grand ciel noir où s’allumaient un croissant de lune et les premières étoiles.
Une longue minute, le garde-côte tapi dans l’ombre observa le visage de l’enfant immobile, puis se redressant vif comme l’éclair, il bondit au pied de celui-ci, le canon de son fusil pointé.
― Halte, halte ! hurlait l’ombre penchée au-dessus de l’enfant qui s’était redressé sur les
coudes, le coeur battant.
― Halte !, comme si l’enfant pétrifié allait détaler dans la nuit !
― Debout, petite vermine ! Debout, plus vite que ça, je t’ai vu sourire depuis plus d’une minute!
― Je… je ne faisais rien de mal… balbutia l’enfant.
― Avance, tu es une petite vermine qui sourit ! hurlait le garde-côte en donnant des coups de crosse dans les reins de l’enfant.
― Je… je ne suis pas un ennemi, je ne suis pas un étranger, tentait d’expliquer l’enfant en trottant, les mains en l’air devant le soldat.
― Tu n’es pas d’ici, tu n’es pas de Gardavie parce que tu souris en cachette dans la nuit. Tu es une vermine qui ne respecte pas notre deuil national, un clandestin qui se moque de notre peine et de nos morts !
― Mais… mais… dit l’enfant haletant, je souriais sans m’en rendre compte, je regardais le premier croissant de lune et mes lèvres ont pris la même forme parce que le sable est tiède, parce que la nuit est douce, parce que…
― Comment ! l’interrompit le soldat plus furieux encore, sur ces plages, des milliers de Gardaves sont morts en défendant leur patrie ; ces dunes criblées d’obus, de balles, de grenades furent jonchées de cadavres !
Et le soldat frappa violemment sur la tempe l’enfant qui s’écroula. Un instant étourdi, l’enfant se redressa bientôt, une poignée de sable dans la main.
― Regarde, regarde donc, dit l’enfant au soldat, regarde, ce sable est tiède et doux et…
Mais alors que le soldat plus menaçant encore allait le frapper de nouveau, l’enfant par réflexe lui jeta sa poignée de sable dans les yeux… et il s’enfuit à toutes jambes dans la nuit sans se retourner. L’enfant courut dans le noir droit devant lui jusqu’à l’aube. Depuis longtemps hors d’atteinte, mais toujours inquiet, il résolut de se cacher durant la journée dans un petit bois de bouleaux argentés, avant de poursuivre son chemin la nuit suivante.
Pour l’heure, il s’avança au coeur du bois, guidé par la chanson de l’eau sur les galets, et s’assit sur la berge d’une jeune rivière qui s’amusait à serpenter entre les saules. La lumière de ce matin d’avril qui perçait entre les jeunes feuilles couleur d’amande faisait étinceler les troncs des bouleaux et allumait des milliers d’étoiles qui pétillaient à la surface de l’eau.
L’enfant, qui se réjouissait en silence devant le spectacle toujours nouveau de l’eau, de l’air et de la lumière, s’émerveilla du passage éclair d’un martin-pêcheur. C’était comme si quatre années de guerre avaient épargné ce petit paradis en Gardavie, comme si les premières hirondelles qui gazouillaient, les pinsons qui fringottaient, les mésanges qui zinzinulaient, n’avaient jamais entendu le tonnerre des canons, le sifflement des
balles, le râle des agonisants et les plaintes des survivants. Ici, l’eau qui coulait de source pure sur les galets ignorait depuis toujours la couleur du sang. L’enfant épuisé s’assoupit sur la mousse, bercé par les chants des oiseaux, et il s’endormit bientôt en souriant aux anges du ciel bleu.
Ce n’est pas une sentinelle, cette fois, mais une patrouille entière qui le réveilla en sursaut. Découpés par la lumière aveuglante du soleil de midi, l’enfant distingua six visages casqués et menaçants penchés sur lui. Un instant plus tard, les mains liées, la bouche bâillonnée, il fut mené jusqu’à la ville la plus proche et jeté dans un sombre cachot.
Deux jours et trois nuits passèrent, interminables, durant lesquels l’enfant affamé, le corps meurtri par les coups reçus lors de son arrestation, survécut au désespoir en respirant l’odeur d’une glycine qui courait le long du mur de sa prison.
Au matin du troisième jour d’incarcération, on lui apporta enfin de l’eau et du pain, puis on le conduisit devant ses juges. Dans une immense salle aux murs de pierre, trois hommes aux longs manteaux lisérés d’hermine blanche lui faisaient face, tandis qu’une foule grise et remuante murmurait derrière lui.
― Étranger ― commença aussitôt l’un des trois juges, ― vous êtes accusé de vous être introduit illicitement dans notre pays, d’avoir pour ce faire agressé un de nos gardes frontaliers, et, surtout, d’avoir à deux reprises bafoué notre deuil national, décrété par notre suzerain, en vous moquant de la douleur et de la peine de nos concitoyens. Vous êtes une menace pour la paix de notre royaume et vous encourez la peine capitale, réservée aux traîtres à la nation ; reconnaissez-vous les faits ?
― Mais, répondit l’enfant, je suis né en Gardavie il y a dix ans environ et…
― J’admets que tu sembles connaître notre langue, interrompit le second juge assis à la droite du premier, mais qui peut prouver que tu es gardave ? On n’a retrouvé aucun papier d’identité dans tes guenilles.
― Tout mon avoir m’a été dérobé il y a quelques nuits, alors que je dormais à la belle étoile. Et mes parents, qui sont morts durant un bombardement il y a trois mois, devaient posséder ce que vous cherchez.
― Tu mens, coupa sèchement le troisième juge, si tes parents étaient morts comme tu l’affirmes, tu ne sourirais pas dans ton sommeil.
Un « Oh ! » d’indignation s’éleva de la foule assise dans l’ombre derrière l’enfant.
― Mais, reprit l’enfant, j’ai éprouvé une grande douleur quand mes parents sont morts, et ma peine est toujours immense. Souvent je pleure tout seul, le ventre noué, les poings serrés pour ne pas crier…
― Quand on a tenté de t’arrêter sur la côte orientale, reprit le juge, la sentinelle que tu as agressée est formelle : tu souriais tout seul et tu te moquais bien de la récente disparition de tes
parents !
― Mais, répondit l’enfant, quand je repense aux promenades avec mon père, quand je me souviens de ses plaisanteries, quand je revois, en fermant les miens, les yeux de ma maman, quand je retrouve comme un trésor le souvenir de ses baisers avant de m’endormir, mon visage s’illumine de bonheur.
― Tu ne nies donc pas que tu es incapable de respecter notre deuil ; de toute façon, six autres témoins assermentés t’ont vu sourire aux anges le lendemain même de ton premier délit !
― Je me réjouissais, dit l’enfant, d’entendre les oiseaux chanter et la rivière chuchoter sur les cailloux ; la découverte des premiers iris d’eau, le parfum d’un lilas sauvage me faisaient chaud dans le coeur. J’oublie parfois ma tristesse en regardant le soleil briller sur l’eau ou jouer avec les nuages, j’aime voir le vent caresser les herbes comme une fourrure ou danser dans les branches des saules, j’aime…
Un long murmure montait de la foule de plus en plus fort derrière l’enfant, comme si ses propos déclenchaient à mesure la surprise, la consternation puis la colère.
― C’est assez, reprit le premier juge en donnant un coup de maillet sur son pupitre, cet enfant clandestin qui reconnaît ses crimes trouble l’ordre public ; comme tous les traîtres de Gardavie, nous le condamnons donc à être pendu !
La coutume voulait qu’en Gardavie chaque condamné à mort soit conduit, la veille de son exécution, devant le souverain afin de bénéficier éventuellement de la grâce royale. Hélas pour l’enfant, jamais depuis la perte des siens, l’actuel monarque n’avait accordé sa grâce à un quelconque accusé. C’était comme si la douleur avait à jamais détruit en lui le sentiment de pitié. S’il acceptait encore de se plier à cette macabre cérémonie, c’était davantage pour respecter une coutume instaurée par ses ancêtres que pour laisser une chance à quelque malheureux d’avoir la vie sauve.
En fait, quand le roi daignait jeter un regard sur les condamnés qu’on lui présentait, il voyait aussitôt en eux les meurtriers de sa propre famille, et s’il avait pu, il les aurait égorgés de ses propres mains plutôt que de les gracier. C’est donc avec bien peu d’espoir que l’enfant fut conduit devant le roi, accompagné d’une douzaine d’autres prisonniers. Assis dans la grande salle du palais, sur un trône d’ébène sculpté où il rendait justice, le roi était perdu dans ses sombres pensées. Son unique fille encore vivante, installée à son côté, caressait silencieusement les cheveux d’or d’une poupée de porcelaine.
Quand les condamnés parurent et furent installés devant lui, le roi leva les yeux sur eux et son visage immobile passa de l’un à l’autre sans trahir la moindre émotion ; c’était comme si son regard les traversait sans les voir. Soudain, le corps du souverain se raidit et se rejeta en arrière, il poussa un grognement de colère et ses yeux s’animèrent d’une fureur terrible alors qu’il posait les
yeux sur l’enfant.
― Insolent ! traître ! anarchiste ! suffoquait le roi. Comment oses-tu bafouer mes lois devant moi, violer notre deuil, profaner la mémoire de ma propre famille ?
― Pardonnez-moi, sire, pardonnez-moi, je ne voulais surtout pas vous offenser ni manquer de respect à votre majesté, mais c’est votre fille…
― Comment oses-tu ? écumait le roi.
― Votre fille avait l’air tellement malheureux, ses yeux étaient tellement tristes que je n’ai pu m’empêcher de lui sourire quand son regard a croisé le mien… C’était plus fort que moi, ça m’est venu du plus profond de moi-même et…
Mais le roi n’écoutait plus, tourné vers sa propre fille. Il regardait ébahi sa seule enfant, sa seule consolation, sa fille enfermée dans sa tristesse, recluse dans le malheur depuis si longtemps… le roi regardait sa fille… et sa fille souriait à son tour à l’enfant qui allait mourir.
Une éternité de secondes passa. Les gardes, les seigneurs, les condamnés eux-mêmes s’étaient figés, suspendus à la réaction du roi.
Et ce que l’on vit fut grande merveille !
Tout d’abord désarmé, stupéfait, hypnotisé, le roi ne parvenait plus à détacher son regard du visage de sa fille. Puis, insensiblement, très lentement, on vit frémir les commissures des lèvres royales ; une larme jaillit de l’oeil droit et bleu du monarque et chacun put voir le roi bouleversé sourire à son tour à sa fille.
Un murmure parcourut l’assemblée tout entière qui fit place bientôt à une joie sourde qui remontait en chacun du plus profond du désespoir. Puis, par-delà la blessure et la douleur, un sourire, un sourire apaisé, un sourire partagé, apparut sur toutes les lèvres, un sourire contagieux.
Épilogue
La fin du deuil national fut décrétée le soir même ; les treize condamnés à mort, dont l’enfant, furent graciés et relâchés.
L’histoire ne dit pas ce qu’il advint du roi, de la princesse et de l’enfant ; on sait seulement que la Gardavie est redevenue un pays hospitalier et accueillant où il fait bon vivre.
On sait aussi qu’il n’est pas de peine, pas de douleur, pas de chagrin, aussi intenses, aussi violents soient-ils, qui ne puissent un jour se consoler ni résister face à la vie toujours ardente, face à la vie toujours nouvelle.
Jean-Hugues Malineau
L’enfant qui retrouva le sourire
Paris, Albin Michel, 1999

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