Dans une oasis lointaine
d’Arabie vivaient un cheikh du désert et sa famille. Rien ne leur manquait : leur troupeau regorgeait de
chameaux, de moutons et ils habitaient de belles et grandes tentes noires en
poil de chèvre.
Aziza, la fille du cheikh,
n’aimait pas les ruminants. «Impossible de s’en faire des amis », disait-elle.
Elle préférait de loin sa grosse poule blanche. Souvent, poule et fillette
s’abritaient du soleil à l’ombre d’une tente, et Aziza caressait tendrement le
plumage brillant de sa compagne.
— Tu es la plus belle poule du
campement, murmurait-elle.
Rien ne plaisait plus à Aziza
que d’entendre sa poule caqueter gaiement au lever du jour : c’était à coup sûr
le signe d’un oeuf pondu tout frais dans le poulailler. Aziza se précipitait et
saisissait avec précaution le précieux butin pour aller le faire cuire dans les
cendres encore chaudes du foyer.
Une fois cuit, elle enroulait
l’oeuf dans une galette et le savourait, les yeux fermés. Elle n’aurait pas
changde petit déjeuner pour un empire.
Au fil des années, Aziza
devint une magnifique jeune fille. Elle avait de longs cheveux noirs comme le
jais, qu’elle tressait tous les matins en deux lourdes nattes. Les jours de
fête, elle arborait fièrement des boucles d’oreilles en or, une robe de soie et
des babouches brodées.
À côté de la resplendissante
Aziza, la poule blanche faisait de plus en plus grise mine : elle maigrissait à
vue d’oeil, ses plumes luisantes se ternissaient jour après jour et, pire
encore, elle ne pouvait plus pondre d’oeufs ! Bref, elle vieillissait.
— Ta poule ne sert plus à rien
! finit par gronder le cheikh. C’est la marmite qui l’attend !
Aziza essaya tout pour que sa poule se remette à
pondre. Mais
autant faire aboyer un chameau !
Un
matin, pourtant, il lui vint une idée : si sa poule ne pouvait plus pondre, au
moins pouvait-elle couver !
Aziza s’empressa de ramasser tous les oeufs qui
traînaient dans le camp. Elle revint le panier plein, un sourire aux lèvres.
Dans un coin du poulailler, elle étala son trésor : dix oeufs, autant qu’elle
avait de doigts !
— Maintenant, je vais te faire
un nid de paille, dit la jeune fille. Quand
mon père verra tes dons de couveuse, il oubliera la poule au pot !
Elle se mit au travail. En un
tournemain elle avait creusé un trou, l’avait rempli de paille et y avait placé
les oeufs.
Non loin de là, une vieille
mère serpent observait attentivement le manège d’Aziza.
— Tant d’oeufs pour cette
poule paresseuse ? siffla-t-elle. Et qui
m’en apporte, à moi ? J’aimerais tant couver encore...
Tout était silencieux. Le
soleil brillait au-dessus de la ligne d’horizon, rond comme une galette, et la
brise du soir soufflait doucement sur le campement. La vieille mère serpent
rencontra une de ses jeunes cousines lovée sur ses oeufs.
« Tout le monde couve sauf moi
! » ronchonna-t-elle entre ses dents.
— Pourquoi es-tu de mauvaise humeur ? demanda la jeune
mère. Une
souris t’aurait-elle échappé ?
— Pas du tout, rétorqua l’autre. J’aimerais simplement
couver, mais je suis trop vieille pour pondre.
Elle ajouta, les yeux
brillants d’envie :
— Tu n’aurais pas un oeuf en trop, par hasard ?
— Perdrais-tu la tête ? s’horrifia l’autre. C’est ma première
couvée, et j’entends bien la garder !
— C’est bon, bougonna la vieille
mère serpent. Pas la peine de s’énerver.
Et elle se dirigea vers le campement.
La nuit était tombée. Aziza alla dire bonsoir à sa
poule.
— Couve bien, ma belle,
dit-elle. Mais prends garde à toi : la
nuit est propice aux voleurs.
Passant devant la tente, la
vieille mère serpent aperçut la poule d’Aziza, fièrement plantée sur son nid,
telle une reine sur son trône. Elle
caquetait à qui mieux mieux.
— La paix ! siffla le reptile. C’est l’heure de
dormir.
— Je suis chez moi, ici ! répliqua la poule d’un air
hautain.
— Quand on couve les oeufs des
autres, on devrait fermer son bec ! dit méchamment la vieille mère serpent, qui
rampa vers le nid.
Puis elle demanda :
— Tu ne veux pas me laisser couver tes oeufs ?
— Tu me prends pour une bécasse ? Je sais bien que tu
veux les manger ! répondit la poule.
— Espèce de vieille cocotte ! gronda la vieille mère
serpent. Ce matin, j’ai gobé une souris et c’est bien assez pour aujourd’hui. Je
veux couver un peu, c’est tout.
Tout en parlant, le reptile
s’approchait plus près du nid, d’un air menaçant. Terrorisée, la poule s’enfuit
en caquetant désespérément. La vieille mère serpent se lova sur la couvée.
— Hmmm... siffla-t-elle de
plaisir. C’est encore tout chaud.
Pendant ce temps-là, la poule
voletait dans tous les sens, affolée, et poussait des cris d’orfraie.
— Mais tais-toi donc ! fit la
vieille mère serpent. Tu vas réveiller tout le monde !
C’était bien ce que voulait la
poule. Mais Aziza dormait à poings
fermés. Elle rêvait d’un collier de perles que son père avait promis de lui
ramener du marché.
La lumière argentée de la pleine lune recouvrait
maintenant le campement. Chameaux, moutons et chèvres paissaient non loin des
tentes où dormaient le cheikh et sa famille. Tout à leur querelle, la vieille
mère serpent et la poule n’entendirent pas un fennec s’avancer à pas de loup,
l’oreille à l’affût.
— Quel accueil, ironisa-t-il. Je n’ai pas sitôt mis le
museau dans le camp que ces chères poules caquettent de joie à l’idée de me
voir.
Sans un bruit, il se faufila entre les tentes,
salivant d’avance du festin qu’il allait faire.
Peut-être son ventre gargouilla-t-il trop fort ? Toujours est-il que
la poule l’entendit s’approcher. D’un bond, elle se percha sur le toit de la
tente, comme piquée par un scorpion.
— Espèce de poule mouillée !
ricana la vieille mère serpent. Je
t’avais bien dit de te taire !
Le fennec s’approcha du nid.
— Un pas de plus et je te mords, fanfaronna le
reptile.
L’autre n’en croyait pas ses
yeux.
— Que fait donc un serpent
dans un poulailler ? demanda-t-il.
— Je couve mes oeufs.
— Quelles sornettes ! ricana le fennec. Les oeufs de
serpents ne sont pas plus gros que des crottes de chameaux ! Qui crois-tu
tromper ainsi ?
— Ce ne sont pas tes affaires, répliqua la vieille
mère serpent. J’ai bien l’intention de couver ces oeufs jusqu’à ce que des
serpenteaux en sortent.
— Il y a bien assez de serpents comme
ça, marmonna le fennec.
Le reptile se mit à siffler furieusement.
— Tu cherches la bagarre ? gronda-t-il.
La tension était à son comble.
— Tu ne fais pas le poids, dit
le fennec en montrant ses crocs.
— Attention ! menaça la
vieille mère serpent, un pas de plus et je te mords !
— Je me moque de tes oeufs, rétorqua l’autre. J’ai
faim de poule ! Laisse-moi passer.
Perchée sur son toit, la poule blanche se réjouissait
de ne pas être à la place du serpent.
— Tu es malin comme un singe, ricana la vieille mère
serpent. Mais dis-moi : si tu manges les poules, qui me pondra des oeufs ?
— Tes questions me fatiguent, répondit le fennec. Je
n’ai rien mangé depuis des jours. Et je ne vais pas laisser passer une telle
occasion. Pousse-toi donc !
Mais en guise de réponse, la vieille mère serpent
sauta sur le fennec et le mordit à la queue. Le combat s’annonçait rude !
Heureusement, le cheikh fut réveillé par le vacarme.
Il arriva avec ses chiens et la meute mit en fuite le fennec avant qu’il n’ait
pu croquer la moindre poule.
— Qui s’y frotte s’y pique ! ricana la vieille mère
serpent.
Le calme revenu, la poule descendit de son perchoir.
— Alors, ne t’ai-je pas sauvée, toi et ta couvée ?
lança la vieille mère serpent.
— J’en conviens, répondit la
poule. Cessons notre prise de bec et faisons un marché : tu couveras la nuit et
moi le jour. Ainsi les oeufs seront en sécurité et moi j’échapperai à la
casserole.
Et tout se passa de la sorte, sans que nul ne s’en
aperçoive.
Le cheikh était satisfait,
Aziza tout autant et les deux vieilles mères couvaient en paix, à tour de rôle.
Mais qu’allait-il sortir des oeufs ? Des poussins ou des
serpenteaux ?
Il se passe des choses si curieuses, dans le désert...
Salim Alafenisch
Le secret d’Aziza
Toulouse, Milan Jeunesse, 1997