Imagem da net
Elle vit dans la maison des loups.
Quand
les écoliers rentrent chez eux en riant, elle prend le chemin de la
nuit. On pourrait croire qu’elle rejoint une maison comme les autres,
mais son pas est lourd, beaucoup trop lourd pour une enfant.
Elle
ne dit jamais rien. Ses lèvres bougent parfois, en silence. À l’école,
elle murmure dans sa tête, mais personne ne l’entend :
« A avec l’alouette, B berce le bébé, C comme un cygne... »
Son silence inquiète la maîtresse. Alors le matin, parfois, on l’assoit devant une dame qui sent bon la banane et le pain grillé. Elle plonge son regard dans les yeux bleus de la dame et se dandine d’une cuisse sur l’autre.
La femme voudrait que l’enfant parle, mais l’enfant ne voit pas ce qu’elle pourrait lui dire. Lui raconter la tanière qu’elle aime par-dessus tout ? Lui décrire ses loups et leur chaleur poivrée ?
L’enfant sait bien que ce n’est pas ce qu’attend la dame. Alors elle ne dit rien.
Elle
ne dit pas les jours rouges, ceux des bêtises et ceux où elle mouille
sa culotte. C’est de sa faute, elle sait bien qu’elle ne devrait pas,
elle est grande maintenant. Mais son corps, lui, ne le sait pas. Et les
loups hurlent trop fort levant les habits trempés.
Ils
hurlent l’un après l’autre d’abord, puis l’un sur l’autre, et enfin
les deux ensemble sur elle toute seule. Les jours très rouges, la
ceinture de cuir fouette l’air et l’avale tout entier. L’enfant ne peut
plus respirer. Mais ça, elle ne peut pas le dire, ils les
sépareraient, elle le sait.
Elle ne
veut pas vivre loin d’eux, elle ne peut pas. Sans ses loups, elle
n’existe plus, elle doit les protéger. Alors les lettres volent dans sa
tête et les mots se cognent aux murs de son secret.
A avec l’alouette, B berce le bébé, C comme un cygne…
Parce
qu’il y a aussi les jours bleus, quand les loups ronronnent et qu’il
est si doux de se serrer contre eux. La tanière a l’odeur de la
châtaigne et la douceur de la mousse sur le chocolat chaud. Le A de
l’alouette prend son envol et valse dans sa tête où le ciel est bleu. Et ça, pour rien au monde elle ne voudrait que ça finisse.
Les yeux de l’enfant silence boivent le monde.
A avec l’alouette, B berce le bébé, C comme un cygne.
Si
seulement elle pouvait... Elle voudrait juste effacer les gueules
grandes ouvertes, les dents et la bave mélangées, ses cris muets et la
chaleur humide de ces grands corps trop lourds à porter.
Les jours rouges, la grotte est un cœur brisé.
L’alouette est tombée au sol. Impuissant, le ciel violet crache des éclairs froids.
Quand
tout est fini, l’enfant ramasse les lettres éparpillées. Une à une,
elle les pose au bord de sa tête. Petit à petit, elles forment des
colliers de mots. Dans la main de l’enfant silence, les craies tracent
les couleurs d’un soleil pâle.
La dame
au parfum de pain grillé tend la main. Ses yeux bleus caressent le
dessin inachevé. Elle sourit. Elle murmure : « C’est beau... »
Alors
les larmes de l’enfant silence emportent les lettres. Les mots coulent
comme la rivière saute de galet en galet. Ils ouvrent toutes les
portes à secrets et délivrent son histoire.
A avec l’alouette, B berce le bébé, C comme un cygne...
L’enfant lance ses mots et rebondit sur la marelle de sa vie.
Dans le ciel, l’alouette sourit.
Cécile Roumiguière ; Benjamin Lacombe
L’enfant silence
Paris, Éditions du Seuil, 2008
Sem comentários:
Enviar um comentário